Depuis l’aube de l’humanité, les hommes tissent, à la fois pour se vêtir mais aussi – surtout ? – pour affirmer une appartenance, se réclamer d’une histoire, d’un mythe, d’un clan.
Une origine qui se fond dans la nuit des temps
Au fond, à bien y regarder, l’homme n’a que trois besoins vitaux : se nourrir, se loger et se vêtir. Le vêtement – et donc sa fabrication – est intimement lié à l’histoire des hommes. On pourrait presque dire que toute communauté humaine peut se reconnaitre à sa façon de tisser. Aussi bien dans le choix de ses matières premières que sa façon de tisser, le type de teinture et les couleurs employées ou encore dans les motifs utilisés. En ce sens, une pièce de tissu est une histoire, une carte géographique et une mémoire…
On pense que c’est il y a environ 80 000 ans, lors d’une période de grande glaciation, que l’homme préhistorique a eu le réflexe de se vêtir directement de la peau de ses proies. La peau de bête était à l’époque l’unique matériau trouvé dans un dressing préhistorique. Il est difficile de dater l’apparition des premiers tissus dans le quotidien de l’homme, mais on sait que les fibres végétales étaient déjà connues et utilisées à l’époque néolithique. On a retrouvé par exemple en Turquie et en Palestine les premiers tissus, qui daterait de la fin du néolithique. Les habitants de pays aussi éloignés les uns des autres que le Pérou, l’Égypte, la Chine et la Scandinavie créaient des motifs en enchevêtrant artistiquement des fils de couleurs différentes. Au départ, cet artisanat ne demande aucun accessoire : il suffit d’entrecroiser dans un même plan des fils de chaine (fil dans le sens de la longueur) et des fils de trame (fil placé dans le sens de la largeur). Les matériaux de base étaient ceux trouvés sur place : fibres végétales comme le lin ou l’ortie, fibres animales (poils de mouton, de chèvre, de chameaux, de lapins…). L’Antiquité a même connu les fibres minérales. Puis l’homme s’est sédentarisé, il y a environ 20 000 ans ou 25 000 ans. Il invente le filage au fuseau, considéré comme la plus ancienne méthode permettant de transformer les fibres textiles en un fil solide. Il apprend à coudre et à tisser, au fur et à mesure qu’il développe des outils. Le tissage à proprement parlé n’apparait qu’à l’âge du cuivre, typiquement la période 10 000 – 3 000 ans avant notre ère. Cette période coïncide avec les premiers métiers à tisser, qui évolueront au fil du temps (agencement des fils de chaine et de trame, métiers horizontaux ou verticaux…) mais sans aucun changement majeur jusqu’au Moyen Age – période qui verra l’apparition de pédales pour soulever tour à tour un certain nombre de lisses différentes afin d’obtenir des motifs plus difficiles à réaliser. Notez que l’ajout de la pédale est une invention chinoise. Il faut ensuite attendre 1801 pour que le premier métier à tisser Jacquard soit mis au point, permettant à un seul ouvrier de pouvoir confectionner des tissages complexes aux motifs variés et originaux.
Brève histoire des tissus vietnamiens
De ce cote-ci de la planète aussi, les archéologues datent l’apparition du tissage pendant l'ère néolithique, il y a environ 6 000 ans. Dans ses formes primitives, il était essentiellement une technique de filage de fibres d'écorce très fine, dont le résultat donnait de quoi fabriquer des objets du quotidien. Ces techniques ont évolué vers le tissage des filets de pêche ou encore vers la vannerie.
Chacune des 54 ethnies du Pays du Dragon a hérité des savoirs et savoir-faire dans l‘art du tissage. Essentiellement transmis de mère à fille, cette dernière – en âge de se marier – se doit d’être une habile artisan tout autant que précieuse mémoire d’un savoir plusieurs fois millénaire.
De nos jours, les pièces de brocatelle et autres foulards sont devenus des souvenirs merveilleux que chaque voyageur se fait un plaisir d’offrir à ses proches à son retour d’un Voyage au Vietnam.
Les tissus des minorités ethniques
Ce sont ceux qui frappent le plus les visiteurs ! Colorés, chamarrés, tour à tour aux couleurs… (très) voyantes ou au contraire discrètes, les costumes traditionnels des ethnies du Nord et des Haut-Plateaux du Centre (dans une moindre mesure) fascinent.
Il faut garder à l’esprit qu’au-delà du vêtement, le tissu sert à satisfaire un besoin à la fois esthétique et spirituel, notamment chez les H’mong et les Lo Lo fleuris, bien que chaque ethnie mette une part de « magie » dans ses motifs. Les textiles ont une place très importance dans la culture des ethnies du Vietnam, au point que par exemple chez les Hmong, les filles apprennent à tisser dès leur 5 ans, pour être prêtes à savoir confectionner des pièces de tissu pour leur mariage ou leurs funérailles.
Et enfin, souvenons-nous qu’avant le 20ème siècle, certaines ethnies ne connaissaient pas l’écriture (les Hmong, en l’occurrence), les motifs inscrits sur leurs costumes racontaient le statut social, des idées et même des récits complets. D’ailleurs, pour l’anecdote, le « tissus fleurs » des Hmong de même nom vient de leur croyance qui dit que si l’on enveloppe un bébé dans ces morceaux de tissu, il sera déguisé en fleurs et les mauvais esprits ne pourront pas l’enlever…
Les brocatelles
Le brocart (tho cam, en vietnamien) est à l’honneur, en quelque sorte ambassadeur de ce savoir-faire précieux qu’est le tissage traditionnel. Chaque communauté a son propre type de brocatelle, se différenciant dans les matières utilisées, les motifs et le mode de réalisation. Les pièces, qui peuvent demander plusieurs mois de réalisation, quand ce n’est pas une année entière – sont très souvent destinées à la dot de la mariée. Les matières utilisées sont le chanvre, le lin et le coton. Les teintures sont essentiellement végétales : la fameuse couleur indigo provient des feuilles de… l’indigotier, le bleu peut venir de coquilles d’escargot cuits au four et mélangées à de l’eau de chaux et/ou des feuilles, le rouge est issu de l’écorce de certains arbres, le jaune vient du curcuma, etc…La fibre utilisée est souvent cultivée sur place - chanvre, lin ou coton – récoltée, puis séchée et travaillée par de petites mains expertes. Chaque ethnie, voire chaque sous-groupe ethnique à son tour de main, sa particularité, ce qui donnera son identité au produit fini.
Les motifs peuvent être brodés, dessinés au batik (à la cire d’abeille), mis en relief par l’ajout de perles ou de pièce de métal… Certains dessins sont profondément enracinés dans les contes de fées et les folklores de leur région, tandis que d’autres s’inspirent des paysages naturels où les communautés habitent. Des arbres, plantes, animaux et activités agricoles sont ainsi représentés au même titre que les traditions et les croyances. Au cours d’un circuit dans le Nord-Vietnam, peut-être remarquerez-vous certaines subtilités : si une jeune femme Hmong cherche un mari, vous verrez probablement un hameçon sur les manches de sa veste ou sa jupe. Si un couple veut fonder une famille, les ornements sur leurs vêtements symboliseront éventuellement une maison représentant l'unité du foyer, combinée avec une feuille signifiant la croissance. Dans le cas d’une personne âgée qui est malade, il y a des chances qu'elle porte des brocarts liés au monde des esprits…
Les Ede, dans le Tay Nguyen – les Hauts Plateaux du Centre – tissent des brocatelles plus discrètes, aux motifs inspirés de la nature : oiseaux, plantes, animaux sauvages… Les couleurs prédominantes des tissus Ede sont le noir, le blanc ou des teintes sombres, en harmonie avec la nature, les montagnes et les forêts. Pour ces ethnies finalement peu connues, les motifs apposés sur leurs tissus (couleurs, lignes, techniques de décoration) expriment leur philosophie de la vie humaine, leur vision de l’univers, l’harmonie et le comportement de l’homme envers son environnement naturel, l’histoire et la société. La brocatelle n’est pas seulement un objet, elle est aussi un produit socio-culturel unique.
Unique et complexe, le brocart « zeng » fait depuis longtemps la fierté de l'ethnie Ta Oi, au centre du Vietnam, du cote de Hue. Autrefois basé sur deux couleurs, le noir représentant l'eau et le rouge pour le feu, les Ta Oi ont par la suite créé d’autres teintes – blanc, jaune, vert et violet – obtenues à partir de matériaux trouvés dans la nature.
Plus au Sud, ce sont les motifs floraux qui marquent les brocatelles Cham, Khmères ou d'autres ethnies de la région de Truong Son - Tay Nguyen. Ici, les couleurs dominantes sont le noir, le jaune, le rouge et le bleu, les motifs s’inspirent des activités quotidiennes et des croyances religieuses. Les Co Tu ont la particularité de tisser des motifs floraux en perles aux formes remarquables (triangles, quadrilatères, polygones...). Si vous passez du côté de Phan Rang, faites un détour par le village cham de My Nghiep, berceau du brocart propre à cette ancienne civilisation encore vivante grâce à l'ethnie qui porte son nom. Sous le soleil méridional aussi, la brocatelle traduit tout un savoir-faire, de la plantation et du traitement du coton jusqu’au tissage, en passant par la teinture.
Modernisme oblige, ces traditions ancestrales se perdent un peu. Mais l’inscription de certaines brocatelles (Hmong, H’rê ou Ta Oi pour ne citer que ceux-là) au patrimoine immatériel national ainsi qu’une politique de préservation et de mise en valeur par des coopératives solidaires dans lesquelles les touristes peuvent prendre part, permet de garder en vie ce savoir précieux et unique.
La soie vietnamienne
Le tissage de la soie est une très ancienne tradition chinoise, qui a par ailleurs constitué un élément clé des interactions entre l’Empire du Milieu et les autres pays, en particulier ses voisins immédiats. Pendant le Vietnam féodal, la soie était considérée comme un produit de luxe, symbolisant le pouvoir et à destination des élites. De toutes les fibres naturelles, la soie est la plus fine, celle qui permet de valoriser le mieux les couleurs, de donner les tissus les plus chatoyants, aux teintes brillantes et raffinées, ce qui en a fait le matériau privilégié des cadeaux pour les rois, les reines et autres mandarins.
Au fil du temps, le Vietnam s’est… tissé une belle réputation dans le tissage de la soie, avec des produits d'une rare douceur, à l’aspect nacré et lumineux. Fort de toutes ces qualités, la soie vietnamienne s’est taillé une place de choix dans les échanges commerciaux et elle est certainement pour quelque chose dans le rayonnement commercial du comptoir maritime de Hoi An. A son apogée – entre le 16eme et 19eme siècle - l’ancienne Faifo voyait débarquer des marchands venus de Chine, du Japon, d'Inde, ainsi que du Portugal, des Pays-Bas, d'Angleterre et aussi de France. Ils venaient commercer des pièces de céramiques et des textiles de soie.
Aujourd’hui démocratisée, la soie entre aussi bien en haute couture que dans la fabrication des vêtements traditionnels, dont le fameux Ao Dai.
Vous la trouverez également sous forme de support pour une peinture tout en finesse et en subtilité, un art ancestral qui a toujours le vent en poupe. Mais quoi de plus immersif que de visiter un « village de la soie » ? Rendez-vous par exemple à Van Phuc, à 8 km au sud-ouest du centre-ville de Hanoi, aux 1 000 ans de tradition du travail de la soie. Dans le Centre, vous irez dans le village de Bao Lac (Province de Lam Dong) et si vous êtes dans le Delta du Mékong, dirigez-vous vers Tan Chau, Province de An Giang, pour tout savoir sur la soie.
Pour être complet à propos de la soie, mentionnons la broderie en fils de soie. Ces véritables peintures – ou tableaux brodés (« tranh theu » en vietnamien) - sont venues enrichir le patrimoine culturel national, sous l’impulsion d’un certain Le Cong Hanh, pendant la dynastie Lê postérieure. Le village de Quat Dong, à Hanoi et celui de Van Lam dans la province de Ninh Binh, sont les deux villages de métiers les plus connus pour cet artisanat d’art et à Da Lat se trouve XQ, le musée de l’art de la broderie.
Les tissus vietnamiens sont le reflet d’une longue et riche histoire qui a façonné culturellement les communautés du pays. Ils font partie intégrante du patrimoine et du récit national et… sont un petit morceau du Pays que vous ramènerez dans votre valise.